Le début du XXe siècle marque l’avènement du beau, de l’utile, du pratique. Un matériau va répondre à cette triple exigence : le « béton coloré ». Beau, il l’est assurément en se parant de couleurs et de nacres ; utile, car il permet de protéger le bâtiment d’une peau à la fois résistante et sensible ; pratique, par sa mise en œuvre. Perret ou Le Corbusier ont fait accéder le béton à une stature patrimoniale. Il est temps de rendre au béton coloré sa place, de le valoriser et de lui donner un avenir.
Pour en savoir plus
- Voir sur le site de l’association Gloria Mansion la synthèse du séminaire sur les « Façades en ciments colorés, une identité niçoise à valoriser ».
- Ou le livre de Roberte Dallo : Art déco, Une méditerranée heureuse (éd. Gilletta 2015).
Un matériau phare dans une période d’effervescence
Le béton coloré est un enduit à base de ciment naturel, principalement prompt, de chez Vicat, teinté dans la masse par des pigments naturels. C’est l’adjonction de granulats qui permet de l’appeler « béton ». L’utilisation du ciment naturel prompt induit une résistance mécanique forte, une perméance, un temps ouvert réglable autorisant la malléabilité et un faible retrait.
À Nice, les couleurs et les agrégats recouvrent un large spectre ; ocres et oxydes permettant une gamme polychrome importante (jaune, beige, rouge, vert, bleu, anthracite, gris, etc..). La nacre, tirée d’ormeaux, est un autre ingrédient de ce béton qui lui permet de scintiller au soleil.
Pour la Côte d’Azur, il apparaît vers 1924 et sa mise en œuvre va se poursuivre jusque dans les années 50. Il va épouser le style naissant, l’Art déco, sous sa forme ornementale ou moderne. La pierre étant peu courante et onéreuse dans le sud-est, l’utilisation de ce « béton » va permettre de montrer cette noblesse conférée à la pierre qui, à défaut d’être taillée, est imitée. L’heure n’est pas encore à ce dont Auguste Perret nous convaincra : « le béton est une pierre qui naît » et qu’en « faisant l’honneur de le tailler, de le boucharder, de le layer, de le ciseler, nous avons obtenu des surfaces dont la beauté fait trembler les marchands de pierre ».
L’aspect résulte de la variété des matériaux, qui donnent à la surface du béton une texture plus ou moins lisse, des reliefs qui font jouer la lumière. Ainsi, ce béton coloré va être gratté, bouchardé ou encore lissé, imitant à loisir le matériau noble mais lui ajoutant une audace colorée inouïe.
À Nice, près de 4 000 bâtiments en béton coloré signés Dikansky, Aubert, Hovnanian, Livieri et tant d’autres architectes, naissent à un moment où envie de modernité (par la municipalité de l’époque, les villégiateurs et les autochtones), savoir-faire des migrants (maçons-stuccateurs et architectes) et ce formidable incubateur de talents qu’est l’ENAD, l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Nice, se conjuguent.
Un cri d’alerte
L’exemple niçois montre qu’après environ 80 ans de vie, ces façades en béton coloré n’ont connu, soit aucun ravalement et sont donc très encrassées, soit sont recouvertes de peinture. En effet, entre 1960 et 1970, la peinture est à la mode et au lieu de nettoyer les façades, on les enferme sous de multiples couches de peinture.
Aujourd’hui, il est temps de redécouvrir le Gloria Mansions, la Rotonde, Isis et Osiris, Alzira, le Forum et tant d’autres bâtiments. Pour la plupart, il s’agit d’immeubles mais on trouve aussi quelques villas disséminées à travers la ville et quelques devantures de magasins dans les deux secteurs sauvegardés. Le béton coloré a séduit une population alors avide de nouveauté, d’esthétisme et de modernité. La Halte de Gairaut, cette demeure de style liguro-niçois de 1880 avec frise qui, en 1930 troque ses trompes l’œil du rez-de–chaussée pour un parement en béton coloré, en est un parfait exemple.
Prenant conscience de sa présence et de sa valeur il est temps de s’engager dans des ravalements ou des restaurations respectueuses pour mieux le pérenniser.
Primum non nocere deinde curare
Avant tout traitement, l’analyse des supports doit permettre de reconnaître les agrégats incorporés et leurs couleurs ainsi que leur état. Le traitement ensuite doit être réversible, en ce sens qu’il ne doit pas apporter de nuisances, notamment par des actions abrasives.
Le respect de l’identité originelle de ces bâtiments consiste en priorité en la mise en valeur des matériaux d’origine.
Un chimiste, Christian Galea, explique le processus de vie de « ces enduits, qui respiraient naturellement, se mouillaient mais séchaient vite. On avait donc des enduits sains. Lorsque la peinture a été appliquée en couche épaisse lors de ravalement après 1960, les polluants ont été « coincés ». Tous les polluants ont été livrés à la vapeur d’eau qui vient de l’intérieur des appartements et qui va faire travailler les sels avec des réactions susceptibles de nuire aux armatures porteuses. Il devient urgent aujourd’hui de décaper ces bétons colorés pour permettre aux murs de respirer en prohibant tout moyen mécanique trop abrasif et en choisissant un décapant qui ne disloque pas la peinture pour que l’on puisse la retirer comme un drap. »
« Ne pas nuire, ensuite soigner » comme le disait Hippocrate, me semble être l’esprit du ravalement et de la restauration de ces bétons colorés.
Une identité bientôt reconnue au patrimoine mondial de l’Unesco ?
Cette école niçoise de la couleur et du béton va permettre l’émergence de somptueux bâtiments, d’immeubles de rapports ou de villas dont le nombre caractérise également cet intense bouleversement urbain de l’entre-deux-guerres. Comme dirait Horace, ce coin de terre a semble-t-il souri au béton coloré à Nice plus qu’à tout autre, car l’alliance avec la couleur et des agrégats eux-mêmes colorés en fait un marqueur unique qui vient d’être présenté dans la candidature au patrimoine mondial de l’Unesco par la Ville de Nice comme une des identités de cette Ville.
Conjuguer patrimoine et modernité : le béton coloré, un matériau d’avenir
Une journée de sensibilisation sur ces bétons colorés, co-organisée par l’association Gloria Mansion et la Ville de Nice, a eu lieu à la Chambre de Commerce et d’Industrie de la Ville de Nice le 15 septembre dernier. Elle a permis de réunir les acteurs essentiels - État, Municipalités, associatifs, industriels, maîtres d’œuvres et d’ouvrages, services techniques, syndics – et de présenter au public un premier état des lieux. Tous se sont entendus pour qu’au-delà de cette « journée d’innovation » comme l’a appelée Luc Albouy, architecte des bâtiments de France, tous puissent œuvrer dans un même sens. Diverses actions sont en cours, dont l’élaboration d’une charte, à l’initiative de l’association Gloria Mansion.
Matière vibrante, protectrice et relativement facile d’application, le béton coloré possède toutes les qualités de durabilité dans le temps et de résistance à l’agression de polluants extérieurs. Le respecter donne ainsi à un bâtiment une durée de vie plus qu’intéressante et une grande esthétique. La valorisation patrimoniale est en jeu mais la valorisation financière va de pair. Enfin, l’adaptation de ce béton à des formulations contemporaines plus adaptées pourrait être une voie à explorer.
Protéger, valoriser, restaurer et surtout conjuguer patrimoine et modernité est bien l’enjeu majeur auquel nous devons tous répondre. Le béton coloré, ce matériau du passé, revient à la vie et va peut-être permettre aux artisans de demain d’innover pour un autre avenir.